Blog-note

dimanche 9 juin 2013

L'Ecole Normale d'Aix en Provence, en 63, un vivier de sacs de noeuds bien serrés

 
 En réalité, l'école "Normale" (ou du moins celle-ci) n'avait pas vocation à former des institutrices et rares étaient les élèves qui avaient vraiment le désir de le devenir. Elle recrutait (achetait serait plus juste) des jeunes filles démunies et bosseuses, parfois des cas sociaux, dont les familles ne pouvaient assumer la scolarité au delà du brevet (après la troisième).. Après le concours, si elles avaient été reçues, elles se trouvaient emprisonnées pour trois ans (de 15 à 18 ans) afin de pouvoir étudier jusqu'au baccalauréat.. (un exemple de notre total isolement, nous avons appris la mort de Kennedy un jours après!) Et ensuite, il fallait payer l'addition de tous ces repas (excellents certes) gratuits: elles étaient logiquement contraintes de devenir institutrices toute leur vie, qu'elles le veuillent ou non... ayant en quelque sorte été "achetées" par l'Institution qui les avait nourries, logées et instruites en lieu et place de leurs leurs parents. Jusque là, le deal est quasi normal même s'il confine à un abus de situation (un enfant n'ayant pas le droit de donner son assentiment à un tel marché, les parents qui s'engageaient à leur place disposaient donc d'eux comme des propriétaires d'animaux, ce qui est un peu limite*.) Mais le pire était qu'elles étaient ensuite interdites d'étudier à l'Université, même si leurs résultats étaient excellents. C'était une sorte d'esclavage infantile tout à fait toléré bien que, à y regarder de près, illégal. "Vous ne vous appartenez plus à présent, vous appartenez à l'Education Nationale et vous n'avez donc pas le droit de tomber malades ou de faillir" nous avait dit la prof de math la première semaine, ulcérée de nous voir assises sur une balustre ventée assez haute. Peu après je tentai de me suicider. Juste pour montrer que j'étais libre. C'est ainsi que je parvins à m'échapper de cette prison... comme seulement une sur 70 détenues que nous étions. 
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 Dans ces établissements ou du moins celui-là, les filles étaient en général issues de ce que l'on appelait les "troisièmes spéciales" des Cours "Complémentaires" (maintenant dits "collèges" ou CEG); après la troisième "normale" et le brevet, au lieu d'aller au lycée en seconde (leurs parents ne pouvant pas le leur permettre dans la plupart des cas) elles préparaient exclusivement le concours pendant un an... qu'il leur fallait impérativement obtenir, (sinon tout était perdu, les "spéciales" ne tenant en aucun cas lieu de seconde.) A Aix, rares étaient celles provenant de lycées "normaux"; dans la promo où je fus brièvement, j'étais la seule. Une telle "origine" était assez mal vue, des filles comme de certains profs "maison" car il s'agissait d'une anormale bifurcation d'un cursus qui devait conduire au bac les élèves de milieu bourgeois ou assimilé (ce changement de cap étant souvent relié à des problèmes familiaux graves et inattendus, ce qui était mon cas)... Nous avions ainsi pris la place de celles qui l'auraient davantage mérité.. et, pire encore (pour les profs maison) démontré l'inutilité des "spéciales" auxquelles elles tenaient tant, donc la supériorité des lycées (réelle, mais sous omerta.) Ce fut mon cas.
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*Mes parents par exemple, dont la situation matérielle était précaire (du moins le redoutaient-ils, bien que très vite ce ne fut plus le cas) refusèrent que je démissionne : mon admission imprévisible les ayant soulagés d'un grand poids, plus question pour eux de le ré endosser ensuite. J'étais ainsi assurée d'avoir un travail sûr, une chance rare dans la conjoncture etc etc.. Je ne pus jamais faire entendre ma voix, de quelque manière que je m'y pris, même après avoir clamé partout.. jusqu'à la Directrice, qu'en aucun cas je ne voulais devenir institutrice. Hypocrisie banale "ce n'est pas grave, vous changerez, la vocation, cela s'acquiert" (!) Après ma tentative de suicide, un appel au secours plus qu'autre chose mais j'étais groggy, ce fut la débandade, l'école refusant d'en assumer la responsabilité finalement me paya une thérapie qui me remit d'aplomb en deux séances et surtout je quittai enfin ce lieu. Ce fut pourtant la fin, un peu en accélérée, de mon enfance (car jusque là j'avais plutôt eu de la "chance" -relativement, si je compare aux détresses que j'y découvris-). J'avais ouvert les yeux sur le monde -le monde réel- dont j'ignorais tout et ne l'ai jamais oublié.

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